La vie ordinaire
Adèle Van Reeth
Apprivoiser les violences de nos « presque rien »
La vie ordinaire
Adèle Van Reeth
« Le monde n’est peut-être qu’un jeu de marionnettes, mais les marionnettes servent à quelque chose ; une conscience réduite à vivre sur ses propres réserves ne finit-elle pas par se dévorer elle-même ? On a parfois besoin de fantômes, et la solitude n’est peut-être qu’une sociabilité déçue. »
Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux
En lisant « Une vie ordinaire », vous ne lirez pas une philosophe qui parlerait de son univers. Mais vous allez rencontrer un univers de questionnements philosophiques, immémoriaux, traversant soudain l’expérience d’une femme. Là en est le défi, le mystère aussi, et le trouble.
Le sol se dérobe sous nos pieds quand notre vie normale, soudain, devient impropre à nous suffire, l’air ambiant insuffisant pour que nous respirions. Nous entrons dans une réalité devenue problématique
Ce livre déploie ces moments où derrière la normalité qui nous maintient, se profile l’ombre dangereuse d’un basculement, d’une absence : Et si notre « ordinaire » n’était qu’une illusion finalement incompréhensible ?
Il est des situations où le réel idiot – pour paraphraser Clément Rosset-, à savoir implacable, inflexible, imperméable à toute volonté, nous rattrape et nous renvoie le miroir de ce que nous sommes : un objet parmi les autres…mais qui a le malheur de voir l’image, de ressentir le fardeau de cette misère.
C’est dans cette position que nous place « une vie ordinaire », que ces mots nous la font toucher. Le temps humain alors décrit installe une répétition quotidienne qui nous maintient et nous écrase, à l’image de la Winnie de Beckett.
Il arrive, à l’occasion d’une faille, même minime, que l’ « ordinaire » se montre pour ce qu’il est originellement, fondamentalement : le résultat d’une mise en ordre, qu’elle soit rationnelle ou politique ! Alors il tient les choses tranquilles, mais inquiète le sujet dans son désir, son désir d’un « être-soi » qui soudain s’échappe, et qu’il apparaît que l’on ne peut plus se dire tranquille quand « la tranquillité n’est pas de ce monde »
Confrontée à l’immobilité physique d’une situation physiologique, à la vie dans l’immobilité des choses, une conscience soudain se voit traversée des fulgurances violentes d’un esprit qui s’attache à ses failles : « Je suis de passage. Je ne veux pas d’un au-delà, je voudrais réussir à être ici sans me sentir ailleurs. Non pas fuir, mais arriver enfin… J’ai un problème avec la vie ordinaire…quelque chose qui m’empêche d’habiter vraiment un endroit. »
Jacques Lacan écrit, dans Les Psychoses, “Un sujet normal est essentiellement quelqu’un qui se met dans la position de ne pas prendre au sérieux la plus grande part de son discours intérieur.” Soit : Est « normal » celui qui postule que la conscience du sujet, ou la conscience de soi, est irréelle. La prise de conscience de cette « normalité » insupportable au quotidien est ce qui traverse ce roman.
C’est le parcours de cette inquiétude, ses impasses et ses espoirs heureux que nous fait découvrir « une vie ordinaire », à partir de cette faille dans l’ordre prévu des choses qu’est la venue annoncée d’un enfant. Evénement heureux ? Oui, certainement…mais d’abord événement, donc bouleversement.
Parce que c’est l’immobilité qui force à voir qu’il y a à se confronter aux choses « ordinaires », à explorer les mystères et les angoisses de l’immobile, de l’habitus et de l’habitation. Nous entrons dans la spirale d’un ennui à la fois indicible et incompréhensible, l’étrange ennui des jours quelconques, l’insatisfaction d’être toujours soi.
Cette mélancolie d’une absence ontologique, toujours au fond de tout ce qui nous touche ou nous arrive, cette angoisse est-elle soluble dans la philosophie ? Même s’il n’est pas original, mais bien fondamental, récurrent, ce questionnement parcourt l’ouvrage, au travers des situations les plus quotidiennes, justement, les plus habituelles… le risque étant toujours ce frôlement de « l’habitus » et du monotone… Comment échapper à ce labyrinthe ?
Ce texte est recherche et apprentissage, au travers des pérégrinations d’une vie, de ce qui peut y faire sens quand la répétition automatique et inconsciente des tâches journalières « normales » s’interrompt. La vie se montre alors telle qu’elle est, « imbécile », juste « idiote ». Comment en fait-on une existence ?
Alors, le lecteur entend, comprend ces détails insignifiants pour les autres et violents pour un « soi-même » que l’on ne trouve plus ; ces questions sans doutes gentilles et anodines qui deviennent insupportables. Et le soin, le souci de l’autre, de tous les autres devient lui-même une violence : On ne peut dire l’horreur ordinaire qui n’est pas une catastrophe, mais est quand même – parfois, et c’est ce parfois qui terrifie – une horreur indicible, un « mal de vivre » incompréhensible et sans fin. Et l’initiation continue.
Cette initiation vers l’attente de l’autre qui n’est pas encore là, qui n’aura pas encore ce langage convenu, mais qui viendra nous réapprendre à parler.
Et ces mots seront bonheurs, aussi, récits d’une vie heureuse d’avoir été habitée ainsi par de grandes figures philosophiques, de ces penseurs si rares, comme Clément Rosset ; cet être si précieux qu’il ne savait peut-être même pas à quel point il nous manquerait quand il ne serait plus là.
Cette histoire – alternance d’introspections et des récits qui les ont provoquées – sera en fait une rencontre, de celles nécessaires ; de celles qu’on n’attend pas, qu’il semble impossible d’attendre, justement parce que la réalité autour est elle-même in-intéressante, aussi bien comme objet d’étude que comme lieu de vie ; parce que toute attente devient souffrance.
Et souvent, les douleurs affleurent : en famille, en société, le langage ne fait rien, ne dit rien, il est le lien commun. Juste. Alors, quoi ? En est-on réduit à la solitude… ?
Mais les rencontres arriveront, par la vie et la mort, celles qui délivrent de soi, de cette espèce instable, dont l’insatisfaction est le matériau.
L’angoisse de la disparition de soi se résout-elle dans l’enfantement ? Nous n’en aurons pas la réponse, mais le ressenti d’une expérience vécue, celle des difficultés, mais aussi des infinies possibilités du rapport à l’autre, de la rencontre… Quand de l’autre s’invite dans ma vie.
Sans être strictement un roman, « Une vie ordinaire » est un récit écrit, et écrit comme un roman : un roman initiatique de la naissance à soi, au risque de s’absenter de toutes les certitudes des multiples images qui nous sont données de nous, mais en s’accrochant aux fulgurances des rencontres.
« L’homme est fait pour s’allonger sur le divan de la continuation, de l’imitation et des automatismes inertes ; il s’abandonne paresseusement au radotage et à la loi d’économie ; les habitudes qui le dorlotent, les petits trafics et les grandes affaires qu’il reconduit de jour en jour, et qui sont une forme de bégaiement, le préparent mal à s’élever sur la cime impalpable du presque-rien. »
Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux
Sophie Demichel- Borghetti